
Le tribunal judiciaire de Paris a estimé, mercredi 5 janvier, que le groupe pharmaceutique français Sanofi avait « commis une faute en manquant à son obligation de vigilance et à son obligation d’information » concernant les risques de son médicament Dépakine pour le fœtus en cas de prise pendant la grossesse.
Il a, par ailleurs, estimé « recevable » l’action de groupe présentée par l’association de victimes de la Dépakine contre le laboratoire, première étape vers leur possible indemnisation. Sanofi ayant annoncé son intention de faire appel, il faudra toutefois attendre la confirmation ou l’infirmation de cette décision pour que l’action de groupe puisse effectivement s’ouvrir.
Ce type d’action, autorisée en France depuis 2014 dans le domaine de la consommation puis élargie en 2016 aux produits de santé, permet aux patients victimes d’accidents liés à leur traitement de se regrouper dans une seule procédure pour demander réparation devant les tribunaux.
Retard d’information
Le valproate de sodium (principe actif de la Dépakine) est commercialisé depuis 1967 sous les marques Dépakine (pour les épileptiques), Dépakote et Dépamide (pour les bipolaires) et sous des marques génériques. Il est utilisé dans le traitement de l’épilepsie et des troubles bipolaires, mais a des effets secondaires graves : il augmente le risque de malformations physiques (absence de fermeture de la colonne vertébrale, anomalies cardiovasculaires…) et de troubles neurodéveloppementaux (retard de langage, troubles du spectre de l’autisme…) chez les enfants exposés dans le ventre de leur mère.
L’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac), à l’origine de l’action de groupe en 2017, soutient que Sanofi, comme les autorités sanitaires, ont trop tardé à informer de ces risques.
Dans son jugement, le tribunal fixe entre 1984 et 2006 la période de temps durant laquelle le risque de malformations congénitales n’a pas suffisamment été pris en compte. Pour les troubles neurodéveloppementaux, qui ont mis plus de temps à être reconnus, il réduit cette période à 2001-2006. Compte tenu des informations scientifiques disponibles à l’époque, le tribunal estime aussi que Sanofi « a produit et commercialisé un produit défectueux entre le 22 mai 1998 et janvier 2006 pour les malformations congénitales, et entre 2001 et janvier 2006 pour les troubles neurodéveloppementaux ».
« C’est un immense soulagement que le tribunal judiciaire de Paris reconnaisse la faute du laboratoire Sanofi », a réagi Charles Joseph-Oudin, avocat de l’Apesac, saluant « la portée symbolique [du jugement] pour les victimes ». Il regrette cependant que les « dates retenues » par le tribunal soient « trop restrictives et ne [soient] pas conformes aux données de la science », ajoutant qu’il allait « étudier » avec l’Apesac l’opportunité de faire appel. Les dates choisies « écartent la moitié des victimes de la Dépakine », a renchéri la fondatrice de l’Apesac, Michèle Martin.
L’association estime, en effet, que le risque de troubles du développement était connu avant 2001 et que le manque d’information a persisté au-delà de 2006, date à laquelle le médicament est devenu « déconseillé » pendant la grossesse. Les conditions de prescription ont continué à être restreintes par la suite, jusqu’à une contre-indication totale chez les femmes en âge de procréer en juin 2018, sauf dans des situations exceptionnelles où les autres traitements ne sont pas efficaces.
De son côté, Sanofi a considéré que le jugement n’était « pas en adéquation avec les premières décisions de justice qui, soit ne retiennent pas la responsabilité du laboratoire, soit constatent que la responsabilité prépondérante repose sur d’autres acteurs du système de santé », comme l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Le laboratoire a assuré avoir « toujours été transparent, en alertant les autorités de santé et en sollicitant à plusieurs reprises des modifications des documents d’information de la Dépakine ».
Risque de troubles cérébraux multiplié par cinq
Pour l’ANSM, les enfants exposés pendant la grossesse aux médicaments à base de valproate ou de ses dérivés présentent également « un risque élevé de malformations congénitales ». En raison de ces risques, cette molécule est contre-indiquée depuis plusieurs années pour « les filles, adolescentes, femmes en âge de procréer et femmes enceintes ». « Ces médicaments ne doivent pas être prescrits chez ces patientes, sauf en cas d’inefficacité ou d’intolérance aux alternatives médicamenteuses », selon l’Agence du médicament.
Selon des estimations de l’Assurance-maladie et de l’ANSM, le valproate de sodium serait responsable de malformations chez 2 150 à 4 100 enfants et de troubles neurodéveloppementaux chez 16 600 à 30 400 enfants. Des travaux de chercheurs publiés en octobre 2020 ont conclu à un risque multiplié par cinq.
Un dispositif d’indemnisation des victimes a été confié à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam). En juillet 2020, la justice administrative a reconnu pour la première fois la responsabilité de l’Etat – condamné à indemniser plusieurs familles d’enfants lourdement handicapés – ainsi que celle de Sanofi et de médecins. Dans l’enquête pénale, Sanofi et l’ANSM ont été mis en examen en 2020, pour « homicides involontaires » notamment.
Le juge d’instruction devra faire réaliser une nouvelle expertise
S’agissant du volet pénal, le magistrat chargé de l’instruction sur la commercialisation de la Dépakine devra faire réaliser une deuxième expertise, a-t-on appris mercredi de sources concordantes.
Selon une source judiciaire, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a infirmé le 15 décembre la décision qu’avait rendue le magistrat instructeur refusant de diligenter une nouvelle expertise, réclamée par le laboratoire. Le juge doit désormais fixer le nombre d’experts qui réaliseront un nouveau rapport.
Cette « contre-expertise » va « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice » et va pouvoir « garantir le respect du droit à un procès équitable et celui des droits de la défense », a réagi Sanofi dans un message transmis à l’Agence France-Presse. Elle « permettra à de nouveaux experts judiciaires de répondre aux questions essentielles de santé publique posées dans le cadre de la procédure pénale ».
Dans ce volet pénal, le laboratoire Sanofi et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sont mis en examen.