
Le lieu ne se caractérise pas précisément par sa discrétion : un enchevêtrement de rectangles métalliques vert fluo, au beau milieu d’une place que se disputent piétons, cyclistes et trams, juste derrière la gare centrale de Genève. Son nom, Quai 9, fait référence à la proximité ferroviaire, peut-être aussi à sa vocation, le passage plutôt que la voie sans issue. Ce local d’injection a vu le jour il y a tout juste vingt ans, après que plusieurs villes de Suisse alémanique s’étaient déjà lancées dans les années 1990. Il fait désormais partie intégrante du paysage urbain genevois au point que plus personne ne le remarque. « Quand nous avons ouvert, le taux de contamination par le VIH chez les personnes qui se piquaient était de 50 %, il est aujourd’hui de 2 %, précise Serge Longère, directeur de l’association Première Ligne, qui gère Quai 9. Mais ce n’est pas le seul résultat positif. Il y a moins d’overdoses mortelles dans la rue, moins de seringues dans les allées et les préaux, moins de dommages collatéraux pour les riverains. » En clair, le sentiment d’insécurité dans ce quartier a disparu.
La Suisse compte aujourd’hui 17 « salles de shoot » réparties dans les centres urbains sur l’ensemble du territoire, contre deux seulement en France. Ces lieux de consommation sécurisés (on y pratique aussi de plus en plus l’inhalation) sont-ils la solution ? « Ils ont en tout cas soustrait à la rue les pratiques visibles qui choquaient l’opinion, ce qui a permis de dédramatiser le débat. Et de faire de la drogue et de ses usages d’abord une question sociale et sanitaire plutôt que systématiquement politique », dit Jean-François Savary, du Groupement romand d’études des addictions (GREA). De fait, dans la Confédération helvétique, le débat sur la drogue a progressivement reflué au point de disparaître entièrement du radar de l’actualité, très loin de la « crise du crack » parisienne.
Une méthode humaniste
A l’origine, il y a pourtant un traumatisme collectif national. Au cours de la seconde moitié des années 1980, les Suisses découvrent, effarés, les scènes ouvertes de la drogue en plein centre de Zurich. A Berne, les toxicomanes se piquent même dans un parc sous les fenêtres du ministère des affaires étrangères. Les images d’une jeune mère s’injectant de l’héroïne dans les veines à côté d’une poussette feront le tour du monde, dévoilant une Suisse assez différente du cliché bancaire habituel.
De cet électrochoc naîtra la politique des « quatre piliers » (prévention, répression, thérapie et réduction des risques) de la ministre de la santé socialiste Ruth Dreifuss. Le compromis est typiquement helvétique, puisqu’il ne dépénalise rien, et continue en pratique à prohiber et même verbaliser la consommation de stupéfiants – à part celle du cannabis. Mais dans la réalité, c’est le pragmatisme qui l’emporte : puisque la drogue ne disparaîtra pas, autant accompagner ceux que l’on nomme désormais les usagers pour qu’ils consomment leurs produits avec le maximum de sécurité.
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