ReportageTramadol, oxycodone et autres fentanyl sont devenus leur drogue. Alors que les confinements ont accru les conduites addictives et que la crise des opioïdes aux Etats-Unis fait des ravages, ces Françaises et ces Français racontent le même engrenage : une intense souffrance physique, soulagée par de puissants antidouleurs, dont ils n’ont bientôt plus pu se passer.
Dans la cuisine de Véronique Roche, une énorme horloge est fixée au mur. Ses aiguilles ont longtemps gouverné la vie de la propriétaire. « Ma journée était réglée comme ça. A 8 heures, ma morphine. A 11 heures, ma morphine. A 14 heures, ma morphine. A 18 heures, ma morphine. A 20 heures, ma morphine. Parfois, je me relevais la nuit pour ma morphine. » Même sans regarder l’heure, cette femme de 52 ans avait dans son corps, et plus encore dans son cerveau, le tic-tac du temps qui passe et l’attente stressante du rendez-vous avec son médicament. « Il ne fallait pas que je dépasse d’une minute », se souvient-elle.
Parfois, le manque se faisait ressentir bien avant. Véronique Roche ne tenait alors plus en place. « Je devenais folle. Combien de fois j’ai fait le tour de cette table ? J’avais des fourmis dans les mains, je me les frottais sans cesse. J’avais le corps en feu. La nuit, j’allais me promener pour me dégourdir. J’essayais de tenir, mais je n’y arrivais pas. » Et cette foutue pendule qui n’avançait pas…
Quand enfin venait le moment de la prise, Véronique Roche se ruait dans son salon vers la lourde commode ornée des photos de famille. Là, dans le deuxième tiroir, était entreposée sa pharmacie, des boîtes d’OxyContin, un médicament à base d’oxycodone, un puissant opioïde venu des Etats-Unis. Elle en avait de plusieurs sortes, avec différents dosages, à prendre selon le moment de la journée. « Je mettais le cachet sous la langue. Ça fondait tout seul. C’était bon, en plus, c’était sucré. » L’effet était immédiat. « Dès que je l’avais pris, j’étais bien, j’étais zen, de bonne humeur. Mes petits-enfants aimaient venir s’endormir sur mes genoux tellement je respirais le calme. »
De plus en plus de victimes
Dans sa maison astiquée comme un sou neuf, à Chabreloche, un bourg de 1 200 habitants du Puy-de-Dôme, près de Thiers, dans ce décor de campagne avec vue imprenable sur les premiers contreforts du Massif central, Véronique Roche dépeint crûment douze ans de cauchemar, pour elle, pour ses proches, pour ses camarades d’usine. « Douze ans passés à monter et à descendre », décrit-elle.
Famille, amis, collègues, tout le monde était relégué à l’arrière-plan derrière celle que Véronique appelle encore affectueusement « ma morphine ». Parfois, elle lâche le mot juste : « ma drogue ». Et alors, la voix se brise. « Je voyais bien que je me faisais du mal et que je faisais du mal aux autres, mais c’était plus fort que moi. » Elle s’interrompt, trouve une diversion en rouspétant Yako, le chien qui fait du grabuge dans la véranda. Elle serre fort sa tasse de café. Des images défilent, les yeux se mouillent et embuent ses lunettes. A son côté, sa fille Margot, 27 ans, pleure.
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