Une fois passé la porte d’entrée de l’Orbe, le pavillon de gériatrie de l’hôpital Charles-Foix à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), on se croirait presque sur une place de village. Banquette circulaire tournée vers de grandes baies vitrées devant lesquelles poussent des plantes vertes. Vasque plate en marbre, à hauteur de fauteuil, pour se laver les mains ou se rafraîchir, comme à une fontaine. Sur les murs, des peintures réalisées par des patients. Ici, tout prend le contre-pied de l’architecture hospitalière traditionnelle.
Cette unité de soins de 82 lits a été conçue et réalisée, à l’orée des années 1990, par André Bruyère (1912-1998), à l’issue d’un concours d’idées sur l’architecture du grand âge lancé par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Avant même de se lancer dans la conception, l’architecte s’est immergé pendant plusieurs jours et une nuit pour comprendre la vie des patients et des soignants. Ses notes relatent le fardeau de la solitude, les odeurs nauséabondes, la « détestable lumière fluorescente collé au plafond ». Et sa consternation face au nombre de kilomètres parcourus par le personnel dans les couloirs en ligne droite. Ce qui l’a conduit à concevoir un bâtiment de plain-pied aux volumes généreux, tout en courbes, où se mêlent étroitement lieux de soins et de vie.
A l’Orbe, tout est fait pour faire oublier le fardeau de l’âge. L’espace est fluide et peu cloisonné. Les couloirs ont été abolis et remplacés par des espaces animés, éclairés naturellement, comme autant de placettes successives. Les patients, dès qu’ils sortent de leur chambre, peuvent y rencontrer du monde, parler à quelqu’un, s’asseoir sur un fauteuil, un canapé. Ou encore librement déambuler sans se sentir contraint par des murs, leur regard peut se porter au loin sans être obscurci par des obstacles. Ici, pas un endroit n’est sombre : tout est éclairé par la lumière naturelle et le soir par un éclairage agréable. Tout est fait pour que les personnes échappent au sentiment d’enfermement.
Des visages apaisés, détendus, souvent souriants
Dans les chambres, individuelles, le lit est orienté en biais pour permettre de voir, par les fenêtres, le paysage du jardin et, par les portes, l’espace animé – la plupart d’entre elles restent d’ailleurs ouvertes. « Les experts de la Haute Autorité de santé, lors des visites de certification, demandent que les portes soient fermées, pour des raisons de confidentialité. Mais c’est un souhait des patients de laisser leur porte ouverte, et c’est en contradiction avec l’esprit architectural d’André Bruyère. Ce n’est pas en isolant les personnes âgées qu’on les aide à se maintenir en vie, relève Amina Lahlou, cheffe du département de soins longue durée. Le bien-être, le plaisir, le fait d’être sollicité par la vie sont les premiers objectifs de ce service. L’articulation des espaces de l’intime et des espaces de vie sociale favorise le déplacement des patients. Par sa diversité, l’architecture du lieu rompt avec l’isolement, la solitude. Elle est pensée pour stimuler la vie. » Ce qui frappe, d’ailleurs, lorsque l’on passe devant ces patients atteints de la maladie d’Alzheimer : leur visage est apaisé, détendu, souvent souriant.
« Comme tout est ouvert, les patients viennent d’eux-mêmes aux animations, tout comme ils peuvent sortir dans le jardin quand ils le souhaitent » Catherine Dewaguet, animatrice
Les quatre secteurs du service – pensés par André Bruyère comme représentant la nature et la vie et ainsi nommés Poissons, Minéraux, Arbres et Planète – sont agencés autour d’un jardin où les résidents peuvent se promener ou se poser. Des bancs, des chaises, des tables sont à leur disposition. Des jardinières, à hauteur de fauteuil roulant, leur permettent également de jardiner, avec l’aide de l’ergothérapeute et des animateurs. Dans une salle d’animation, les résidents peuvent aussi se joindre à un atelier de peinture, d’écriture, de gymnastique douce… « Ici tout est ouvert. Les patients viennent d’eux-mêmes aux animations, tout comme ils peuvent sortir dans le jardin quand ils le souhaitent », explique Catherine Dewaguet, animatrice qui a travaillé dans de nombreux services long séjour de l’hôpital.
Le jeudi, les résidents peuvent prendre part à des séances de scénothérapie, au cours desquelles sont lus à haute voix des textes littéraires sur un thème choisi par eux. « Cela stimule la mémoire et le langage, explique l’orthophoniste Florence Marquis, qui anime ces séances. Il m’arrive, en fonction de ce qu’ils évoquent, d’y associer l’olfactothérapie, pour qu’ils retrouvent un certain nombre de souvenirs à travers des odeurs. »
Dans cet établissement, tous les sens sont sollicités en permanence. Dans la journée, un doux son de musique classique habite les espaces communs. Des bornes olfactives diffusent des odeurs fraîches (mimosa, lavande…) ou relaxantes, qui évoquent la petite enfance. Les patients ont accès à une salle de stimulation multisensorielle interactive Snoezelen, où des projections de paysages, des lumières et des musiques les aident à se ressourcer, et où elles peuvent se faire masser.
Des « ordonnances » poétiques, musicales ou dansées
Comme en témoigne Une jeune fille de 90 ans, le beau film documentaire réalisé à l’Orbe par Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian, l’équipe multiplie aussi les activités artistiques, liées à la peinture, à la musique, à la danse. Des comédiens et des musiciens du Théâtre de la Ville sont venus, deux à trois fois par semaine durant l’année 2021, délivrer leurs « ordonnances » poétiques, musicales ou dansées. Ou encore, dans le cadre d’un partenariat innovant avec le Louvre, aides-soignants et aides-soignantes, infirmières et infirmiers, animateurs et animatrices, orthophoniste se sont formés au musée, pour ensuite partager avec les patients leurs connaissances et organiser des ateliers pour le choix d’œuvres – des reproductions mises à la disposition du service par l’artothèque du Louvre pour agrémenter les chambres des patients et les espaces communs. Des statues grandeur nature ont également été prêtées par le musée pour le jardin. « Nos patients s’expriment souvent sur un mode de communication non verbale. La maladie d’Alzheimer appauvrissant leur langage, ils extériorisent leurs émotions de manière différente. Or, l’art stimule de façon extraordinaire la mémoire et le réveil des souvenirs », relève Amina Lahlou. Dans le cadre d’un projet intergénérationnel, un concours de soupes a même été organisé à partir de recettes proposées par les patients et réalisées par des lycéens d’un lycée professionnel voisin. Les personnes âgées sont ainsi sollicitées par la vie dans toutes ses dimensions.
La configuration et l’ambiance de ce lieu rejaillissent sur le travail de l’équipe soignante. « Cela donne tout un sens à notre travail, témoigne Florence Marquis. Nous n’avons pas l’impression de travailler dans un mouroir. Les personnes âgées, nous les voyons autrement qu’à travers l’habituel repas, les changes… Elles sont des êtres à part entière. Nous ne sommes pas, comme le disait le psychiatre Jean Maisondieu, dans “un parking à vieux” : nous sommes dans un lieu de vie médicalisé, un lieu vivant. » Une illustration : la singulière baie vitrée de la salle à manger et lieu de vie, qu’André Bruyère a sculptée en forme d’homme debout pour susciter l’envie chez les patients de se redresser, « montrer qu’ils sont encore vivants ».